Comme précédemment indiqué (lire 1ère et 2eme parties - février 2012), Zahra Maldji a rencontré le cinéaste Malek Bensmail. Le réalisateur de La Chine est encore loin et Aliénations a bien voulu se prêter au jeu des questions-réponses de l'administratrice du site franco-algérien Lalla Ghazwana (1). Cette troisième partie parle essentiellement des protagonistes féminins rencontrées, interviewées pour les besoins du documentaire, un vrai travail de remontée dans le temps sur la période post-indépendance et l'après-indépendance.
Des hommes
et des femmes
Zahra Maldji : On le (le personnage de Messaoud) voit dans le film ramasser les vieilles poteries qu’il nettoie
avec comme de la tendresse et une certaine révolte ou sa chambre qu’il a transformée
en musée et quand il vous a emmené voir ce fameux hôtel adossé à la montagne,
le Transatlantique, très réputé à l’époque et qui s’est assez détérioré... ce
qui est dommage...
Malek Bensmail :
Il nous alerte un peu sur tout ce manque d’activités touristiques, plus d’hôtels,
plus de cars, plus de touristes. Messaoud pose une question très essentielle,
c’est que nous ne pouvons sortir de notre marasme que par la culture et le
système éducatif. Tant que nous n’aurons pas compris cela, le terrorisme restera,
la crise économique sera toujours là, parce que la pensée n’est plus là. Il n’y
aura que des businessmen, des flics, des militaires, des terroristes.
Zahra Maldji :
Et Rachida ? Comment avez-vous pu la convaincre de se
« montrer » ?
Malek Bensmail :
Rachida, c’est un personnage magnifique. C’est une personne qui a mis du temps à
accepter d’être filmée. Elle m’a donné d’abord juste son dos, puis des éléments
de son travail ; c’est elle qui m’a donné cette idée de structurer le film
dans la temporalité de Rachida. J’ai essayé d’avoir d’autres femmes et je me
souviens de deux femmes que je voyais lorsque, gamin, je passais avec mes
parents. Elles vendaient des tapis et des bijoux et discutaient avec mes
parents. Là, je ne trouve plus personne et la nouvelle génération est fermée. Les
femmes se sont bien occupées de nous. Lors du tournage, lorsqu’elles nous
voyaient passer avec les enfants, elles nous envoyaient des plateaux de
gâteaux, de couscous. Nous étions nourris sans problème. Elles nous
nourrissaient, nous surveillaient, veillaient sur nous en quelque sorte. Nous
n’avons jamais vu les femmes des deux instituteurs ; pourtant, nous avons
dormi chez eux, avons mangé chez eux. Quand j’ai dit à Rachida que je n’avais
que les témoignages des hommes et que j’aimerais aussi avoir des témoignages de
femmes, elle m’a répondu qu’elle allait voir, qu’elle allait être mon
ambassadrice. Mais quand elle a vu qu’il n’y avait personne, elle a alors pris
sur elle et m’a dit, « c’est moi qui vais témoigner, mais tu ne me filmes
pas ». Je lui avais dit : « Mais si tu ne me donnes que ta voix,
il faut bien que les gens voient que c’est toi qui parle ». Elle me
répondit : « ce n’est pas grave, tu dissocies ma pensée de ma
voix ». Une femme de ménage, me sortir une phrase de ce genre ! On
reçoit des leçons et toujours des plus humbles. Ce sont les plus humbles qui
nous ouvrent les yeux.
Zahra Maldji :
Finalement, elle a accepté de se laisser filmer. Et quand on l’écoute, elle sort
tout ce qu’elle avait sur le cœur et personne ne trouve grâce à ses yeux.
Malek Bensmail :
Oui, mais, en même temps, elle les excuse, elle est tolérante, elle dit bien
« j’excuse ces gens-là »...
Zahra Maldji :
Elle les excuse mais, à un moment, elle traite bien les hommes de grands lâches,
qui n’ont plus de « nif » ; qu’avant, ils étaient de vrais
hommes... On revient aux anciens élèves de l’instituteur Monnerot. Vous a-t-il
été facile de les retrouver ? Ont-ils accepté de témoigner sans
difficulté ?
Malek Bensmail :
Rien n’a été facile, nous avons mis du temps. J’avais demandé aux assistantes
de les retrouver. A un moment donné, je me suis dit que ce serait dommage de ne
pas les rencontrer, car je me suis aperçu que l’histoire de la révolution était
ânonnée. J’ai donc demandé à l’instituteur s’il ne voulait pas que je ramène
ces anciens élèves. Il a accepté et c’est comme cela que cette rencontre a eu
lieu.
Zahra Maldji :
C’était émouvant et, en même temps, ces jeunes élèves voyaient ces anciens
pleurer leur instituteur, alors que c’était un enseignant français pendant la
révolution et qu’ils les entendaient raconter leurs bons souvenirs de cette
époque.
Malek Bensmail :
C’est là que le film travaille sur la démystification, parce que tant d’autres
disent le contraire. Et je crois que nous, nous devrons faire ce travail, nous,
Algériens. Il faut démystifier un peu la révolution maintenant et travailler
sur l’humain...
Démystifier
Zahra Maldji :
Il y a beaucoup de temps forts dans votre film, mais il y a deux scènes qui nous
laissent perplexes, pantois et nous questionnent. Ce sont la levée du drapeau
et le cours dans l’école coranique. Parce que l’on a l’impression que les
enfants sont complètement détachés de leur environnement et qu’ils ne font que
rabâcher ce qu’ils ont ingurgité sans compréhension. Ces deux scènes sont
terribles et même temps terrifiantes.
Malek Bensmail :
Parce que je pars du principe que l’on nous montre une certaine réalité. C’est
comme ici en France, quand on fait des choses par excès, ou on les impose par
excès, c’est l’effet inverse qui en résulte, c’est de ne plus aimer le drapeau.
Vous vous rendez compte, qu’en Algérie, on impose la levée du drapeau, que l’on
baisse le soir, tous les jours, pendant cinq jours ! L’enfant, l’hymne, il
ne veut plus le chanter, le drapeau, il en a ras-le-bol, et cela le gave. Et
c’est la même chose pour l’école coranique, les sourates sont là aussi
ânonnées, l’enfant ne les comprend pas. Que l’enfant, lorsqu’il est tout petit,
doive apprendre l’alphabet par cœur, je le conçois, mais un enfant qui arrive
au CM2, doit être capable de comprendre ce que veut dire une sourate, et non
pas à réciter bêtement. Alors, comment voulez-vous après que l’on ne crée pas
de terroriste ? Il n’y a aucune compréhension de la religion, de sa
tolérance, de sa philosophie, de sa poésie. Les enfants ne comprennent rien aux
sourates, à part de les réciter bêtement et c’est comme cela qu’ils sont malléables
et manipulables.
Zahra Maldji :
On arrive à la fin du film qui se termine par une scène qui aurait été ludique,
si les filles n’étaient pas restées sur la plage, parlant cuisine, pendant que
les garçons se baignaient. On n’est pas encore sorti de l’auberge, là !
Malek Bensmail :
Non et il faut savoir une chose, c’est que les filles n’ont pu venir que parce
que je suis intervenu ; il leur était interdit d’aller à la plage !
J’aurai pu outrepasser mon rôle de cinéaste et filmer le fait que l’on ne
laisse pas ces filles aller à la plage. Les filles du village... Mais je ne
pouvais pas, après avoir passé une année avec elles, après avoir partagé
beaucoup de choses avec elles, les abandonner pour deux jours de liberté et, en
même temps, donner une image négative. J’ai dû négocier avec les deux
instituteurs, négocier avec le directeur, négocier avec les parents et, du
coup, nous avons dû embaucher des femmes du village pour accompagner les
fillettes, parce qu’ils avaient peur. Ils avaient peur de quoi ? Ce sont
des petites gamines. Je suis désolé, j’ai vécu en Algérie, et j’ai participé à
beaucoup d’excursions qui étaient mixtes. Il a donc bien fallu qu’il se soit
passé quelque chose entre temps.
Zahra Maldji :
Pour venir à un sujet sensible, pour ne pas dire tabou, que pensez-vous de
cette « chasse aux sorcières » que l’on fait à la langue berbère, que
l’on tente par tous les moyens d’éradiquer et de faire disparaître, et quand je
dis langue berbère, je pense aussi au dialecte algérien, qui est bien méprisé
aussi.
Malek Bensmail :
C’est très juste ce que vous dites. Pour moi, je pense qu’il y a une
réappropriation des langues maternelles, et les langues maternelles sont le
berbère et l’arabe dialectal. Pour moi, c’est l’essentiel car c’est ce qui
permet véritablement de donner à une nation une sorte de socle fort. Que
l’arabe classique soit une langue étrangère au même titre que la langue
française, oui, et qu’elle soit apprise d’une façon intelligente et qu’elle ne
soit pas, encore une fois, ânonnée de n’importe quelle manière, que même dans
les administrations on parle mal, à la télévision, on parle mal, que même les
Egyptiens ne nous comprennent pas ni les Syriens, par exemple. Donc, à un
moment donné, il faut se poser la question : que doit-on apprendre aux
enfants ? Et cette reconnaissance
de l’arabe dialectal et du berbère est une reconnaissance vitale, parce qu’elle
permet simplement à chaque Algérien de se reconnaître et d’être soi, alors que,
pour l’instant, on a la haine de soi, c’est-à-dire que l’on est dans le repli
de soi, du moment que l’Algérien n’a pas le droit de parler sa langue. Quand il
passe de la rue, ou d’un espace privé, à un espace public où l’arabe classique
est obligatoire, il ne sait pas le parler. Il y a là un vrai problème.
Zahra Maldji :
Vous avez réalisé ce film en 2008, qu’est-ce qui fait qu’on ne l’a vu qu’en
2010 pour la première fois ?
Malek Bensmail :
Il y a eu des problèmes financiers qui ont retardé la sortie du film.
Zahra Maldji :
Entre ce film et Aliénations, sorti en 2004, il y a un grand écart, y
a-t-il eu autre chose ?
Malek Bensmail :
Oui, Le grand jeu, sur les élections présidentielles, qui a été censuré
en France et en Algérie.
Zahra Maldji :
Comme les autres ?
Malek Bensmail :
Oui, de la même manière.
(à suivre)
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