(Interview en deux parties)
J’ai fait la
connaissance d’Ahmed Lasfer, non loin des berges latines de la Seine, en août passé, à
une soirée culturelle Je ne le connaissais pas du tout. Au moment où il a pris
à sa guitare et à commencer à chanter une toute petite partie de ses
compositions, j'ai été prise d'enthousiasme par son talent exceptionnel, son sourire chaleureux et son regard particulièrement doux. Instinctivement, j’ai pensé à
la douceur du sourire d’Émile Cioran…
Marilena
Licǎ-Maşala : Ahmed Lasfer, vous êtes interprète, parolier, poète,
compositeur, troubadour affirmé, à Paris, de la musique de vos ancêtres, la
Kabylie et, en même temps, de votre pays d’origine, l’Algérie. Confiez-nous vos
secrets, les plus chers à votre cœur, qui ont influencé votre chemin
artistique, de votre enfance à ce jour.
Ahmed
Lasfer : Né à Alger dans une famille originaire de Kabylie, j’ai été bercé
par des airs anciens souvent fredonnés par ma mère tout en s’adonnant à ses
tâches ménagères quotidiennes. Il faut savoir que les femmes en Kabylie chantonnent
tout le temps les airs de cette région en les habillant de poèmes liés à la
conjoncture et à leurs états d’âme.
Très
vite, mon champ auditif s’est élargi au chaâbi (populaire). Dans la région
d'Alger, il ne pouvait pas y avoir une fête familiale ou privée sans qu’elle ne
soit animée par cette musique. Ce style citadin est né de l’arabo-andalou au
contact des musiques locales.
Plus
tard, j’ai découvert les musiques des autres régions d’Algérie, voire au-delà,
comme les musiques du sud saharien, le gnawi, la musique chaouie, le raï et j'ai
appris à les écouter.
C’est
par mes cousins, déjà adolescents, que je découvre les musiques de la rive nord
de la Méditerranée, ainsi que les courants de la grande variété française comme
Brel, Ferrat, Ferré, Brassens, la musique grecque, notamment celle de Mikis
Theodorakis, la musique espagnole, la musique italienne. Mon oreille musicale
s'éveillait à la polyphonie et apprenait à l'apprécier.
Je
m’intéresserai plus tard à d’autres genres musicaux comme la musique classique,
le jazz, le reggae, la musique africaine, les musiques latino-américaines et
bien d’autres.
Tous
ces styles ont contribué à affiner mon oreille musicale et à former mes goûts
dans ce domaine.
Nourri
de cette diversité, mes compositions sonnent plutôt comme de la "musique
métissée". Je pars d’une mélodie largement ancrée dans la musique
algérienne que nous transformons avec les musiciens de Yaness pour lui donner
cette dimension méditerranéenne.
Ahmed
Lasfer : C'est grâce à mon père que j’ai appris mes premières notes de guitare.
Je devais avoir environ sept ans. Mon frère et moi passions des soirées
entières avec lui à apprendre à gratter.
Ma
première représentation publique s’est faite au collège. Encouragés par nos
professeurs, nous avions créé, avec d’autres collégiens musiciens aussi, notre
premier groupe de musique. Nous animions toutes les fêtes du collège.
Elargi
à d’autres musiciens extra-collège comme mon frère Lounis par exemple, ce
groupe est vite sorti de l’enceinte de l’école pour animer des soirées à
l’extérieur. Axés principalement sur la reprise d’un répertoire chaâbi et de la
musique arabo-andalouse, ce groupe assurait des concerts dans l’algérois et
animait les fêtes familiales et privées.
C’est
lors de ma première année à l’université que j’ai créé, avec mon frère et
d’autres musiciens, un groupe autour de mes compositions. Révolté par
l’injustice, la non-reconnaissance de la dimension identitaire berbère de notre
pays et l’absence de démocratie dans l’Algérie du parti unique, j’exprimais mes
idées par la chanson. Je m’impliquais également de manière active dans le
mouvement estudiantin et ses syndicats autonomes.
Intitulé
Tarwa, qui veut dire " Progéniture ", notre groupe de musique
sillonnait toute la région centre d’Algérie. Il a duré une dizaine d’années,
jusqu’en 1992, date à laquelle les intégristes islamistes ont commencé à
assassiner les intellectuels et tous ceux qui s’opposaient à leur projet de
société. Chassée par ce climat d’insécurité, la culture a cédé la place aux
armes et à la guerre.
Installé
à Paris en 1999, je ne pouvais plus continuer à vivre sans la pratique musicale
et surtout la pratique de la scène. En 2003, j’ai lancé le groupe Yaness, la formation
musicale que j’anime encore à ce jour.
M.
L-M. : Votre répertoire actuel représente un héritage du patrimoine
berbère, ou est-il plutôt votre création ?
Ahmed
Lasfer : La plupart des chansons inscrites au répertoire de Yaness sont
plutôt mes compositions. Certains textes sont écrits par d’autres poètes comme
Zineb Laouedj [1]
ou Rabeh Sadou. J’ai mis leurs poèmes en
musique. Ces derniers sont complètement intégrés dans notre répertoire.
Yaness
reprend également d’anciennes chansons. Nous les adaptons pour leur donner une
dimension méditerranéenne sans leur faire perdre leur caractère authentique.
Dans ce domaine, nous ne nous limitons pas à l’héritage culturel kabyle. Nous
travaillons sur tout le patrimoine culturel algérien et du Maghreb.
En
plus de l’adaptation de chansons kabyles anciennes, nous avons repris, par
exemple, une chanson chaâbi (musique algéroise) intitulée « âachaq Ez
zine » qui veut dire « les amoureux de la beauté ». Ce texte a
été écrit par Ben M'sayeb, né vers la fin du 17ème siècle à Tlemcen (Ouest algérien).
Nous avons repris, également, une chanson du sud saharien intitulée
"Hizya". Cet hymne à l’amour est écrit par Ben Guitoune, un poète
du 19ème siècle ayant vécu dans le sud algérien.
M.
L-M. : Donnez-nous une image sur le patrimoine plurilinguistique de vos
chansons.
Ahmed
Lasfer : J’écris généralement dans ma langue maternelle, le kabyle.
Imprégné de cet imaginaire collectif légué notamment par mes parents, il m’est
plus facile d’exprimer, dans cette langue, mes émotions les plus profondes.
J’ai
écrit quelques chansons en arabe algérien (l’arabe dialectal). Cette langue est
également la mienne. Né à Alger, je l’ai très tôt parlée pour pouvoir
communiquer avec les enfants de mon âge et avec l’extérieur en général. Elle
fait partie de moi.
Pour
écrire une chanson, je ne choisis pas la langue au préalable. C’est elle qui
s’impose à moi. Je prends les mots comme ils me viennent, je les
« fais sonner » et dès que la sonorité me plaît, je les
transcris.
En
réfléchissant à ma pratique, je pense que c’est le thème qui impose la langue
que j’utilise.
Propos recueillis par Marilena Licǎ-Maşala
Propos recueillis par Marilena Licǎ-Maşala
[1] Zineb Laouedj : poétesse dont un
fragment des poèmes a été traduit par Marilena Licǎ-Maşala, pour la revue
Poezia, Iasi, Roumanie, numéro automne 2012.
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